Ensemble des livres destinés à la jeunesse, depuis la petite enfance jusqu’à l’adolescence.
LITTÉRATURE
Les commencements
La littérature pour la jeunesse est elle-même jeune :
rien n'est écrit spécifiquement pour les enfants avant la seconde moitié
du xviiie s. Au xviie s., alors que le tendre Louis XIV se délecte à lire l'Histoire d'Alexandre de Quinte-Curce, les jeunes aristocrates se passionnent pour les Vies parallèles des hommes illustres de Plutarque et pour le Don Quichotte
(1605-1615) de Cervantès. L'enfant, s'il veut lire, n'a pendant
longtemps d'autre alternative que de confisquer à son profit des récits
écrits pour les adultes – épopées antiques ou romans de chevalerie.
Les seuls livres composés à l'intention des enfants
sont des ouvrages à caractère pédagogique, conçus pour accompagner un
enseignement moral et religieux : ainsi, l'Orbis pictus (1658) de Comenius, véritable encyclopédie illustrée pour l'enseignement du latin, ou les Aventures de Télémaque
(1699) de Fénelon, roman éducatif d'aventures et de voyages, écrit pour
le duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV. Mais, hormis les
« élèves » auxquels ils sont destinés, ces livres ne rencontrent jamais
réellement un jeune public. Au demeurant, très peu d'enfants apprennent à
lire. Ce n'est qu'à partir des années 1750, avec la bourgeoisie des Lumières, et plus encore au xixe s., avec notamment la loi Guizot sur l'enseignement primaire (1833), qu'un nombre significatif d'enfants sera alphabétisé.
Fables et contes : un statut ambigu
Dans la France de la seconde moitié du xviie s.,
la littérature pour la jeunesse prend la forme de fables et de contes.
Si ces œuvres apportent la gloire littéraire à leur auteur, elles
acquièrent cependant un statut ambigu. En effet, bien que dédiées au
Dauphin – âgé de 7 ans à la parution du premier livre –, les Fables (1668-1694) de Jean de La Fontaine
sont prioritairement destinées au « monde », qu'il faut amuser « comme
les enfants ». Les morales qui ponctuent chaque fable illustrent à
merveille le précepte « plaire et instruire » cher à la littérature de
l'Ancien Régime. L'aspect didactique l'emporte alors sur la notion de
divertissement. Rousseau, dans son roman pédagogique Émile ou De l'éducation (1762), condamnera d'ailleurs la lecture des Fables,
dont les ressorts culturels lui semblent aux antipodes de l'éducation
« naturelle » qu'il réclame pour son disciple idéal. Ce jugement
n'empêchera pas les Fables de s'imposer à partir du xixe s.
Issus d'une ancienne tradition orale, les
contes sont également en vogue. Transmis au fil des siècles, ils
captivent les enfants d'autant plus qu'il leur arrive de transposer les
comportements humains dans le monde animal. Cette littérature orale
devient une source d'inspiration pour les écrivains de l'époque. Ainsi, Charles Perrault en tire des Contes en vers (Grisélidis, les Souhaits ridicules, Peau d'Âne) qu'il publie en 1695. Deux ans plus tard paraissent les Contes de ma mère l'Oye, dits aussi Histoires ou Contes du temps passé, qui rassemblent ses contes en vers et en prose (la Belle au bois dormant, le Petit Chaperon rouge, Barbe-Bleue, le Chat botté, les Fées, Cendrillon, Riquet à la houppe, le Petit Poucet).
Cependant, la cruauté de certains récits et, surtout, le contenu des
moralités n'incitent pas les enfants à se les approprier. Il faudra
attendre le xixe s. et leur récriture par les frères Grimm – qui, dans leurs Contes d'enfants et du foyer,
s'attacheront à atténuer ce qui leur semble trop cru – pour qu'ils
deviennent des classiques de la littérature de jeunesse. En 1698, la
comtesse d'Aulnoy publie également des contes de fées (les Illustres Fées), qui lui apportent la célébrité, mais leur raffinement mondain reste étranger au lecteur enfantin.
Ainsi, hormis les manuels d'apprentissage créés à
leur intention par des éducateurs, les enfants n'ont pas de littérature
réellement écrite pour eux. Ils préfèrent s'emparer de livres qui ne
leur sont pas destinés : au xviiie s., Robinson Crusoé (1719) de Daniel Defoe, et les Voyages de Gulliver (1726) de Jonathan Swift, rencontrent un immense succès auprès des jeunes. Dans l'Enfant (1879), Jules Vallès racontera comment la lecture de Robinson Crusoé
lui a permis de s'évader de sa vie de pensionnaire. Le roman de Defoe
générera d'ailleurs une impressionnante quantité de « robinsonnades »,
depuis le Robinson suisse (1813) de Johann David Wyss jusqu'à Vendredi ou la Vie sauvage (1971) de Michel Tournier, en passant par ces avatars du mythe que seront l'Île mystérieuse (1874) de Jules Verne, l'Île au trésor (1883) de Robert Louis Stevenson ou Sa majesté des mouches (1956) de William Golding.
Un xviiie s. novateur
La littérature de jeunesse naît véritablement avec la création d'une édition spécifiquement adaptée. La révolution vient d'Angleterre : en 1750, à Londres, John Newbery (1713-1767) crée la première librairie-maison d'édition destinée aux enfants. Entouré d'une équipe composée d'écrivains et d'illustrateurs, il est le premier à trouver un ton et un type de présentation susceptibles d'attirer le jeune public. Collecteur de nursery rhymes – ces comptines à l'humour absurde transmises oralement depuis des siècles –, passé maître dans l'art d'arranger les contes, Newbery connaîtra le succès avec Goody Two Shoes (1765), et surtout avec Mother Goose Melody (1791), recueil inspiré par les Contes de ma mère l'Oye.
En France, en revanche, les premières œuvres
littéraires écrites explicitement pour la jeunesse demeurent du domaine
de l'éducation : dans le Magasin des enfants (1757), Mme Leprince
de Beaumont transmet aux jeunes lecteurs des conseils et des
enseignements par le biais de dialogues entre une gouvernante et ses
élèves – dialogues entrecoupés de courts récits merveilleux, comme la Belle et la Bête, qui restera son conte le plus célèbre. On retrouve ces mêmes intentions morales dans les Veillées du château (1784) de la comtesse de Genlis. À la même époque, s'inspirant de la revue Der Kinderfreund publiée par l'écrivain allemand Christian Felix Weisse, Arnaud Berquin lance le premier périodique mensuel, l'Ami des enfants
(1782). Contes, pièces de théâtre et historiettes à intention
moralisante mettent cette fois en scène les enfants dans leur quotidien.
Le succès rencontré engage Berquin à poursuivre ses travaux avec l'Ami des adolescents (1784). La postérité ne gardera pourtant que le terme de « berquinades » pour désigner des œuvres mièvres et moralisatrices.
De la Révolution française jusqu'aux premières années du xixe s.,
la littérature de jeunesse ne connaît pas de bouleversements majeurs.
Elle conserve sa vocation pédagogique, même si une tendance plus
ludique, faisant appel à l'image et au jeu, commence à se faire jour.
La naissance d'une spécialisation éditoriale
Les années 1830 marquent un tournant dans la
production éditoriale pour la jeunesse, grâce au développement des
techniques d'impression, notamment en couleur. De plus, la loi Guizot de
1833 – obligeant les communes de plus de 500 habitants à ouvrir une
école primaire pour garçons (et suivie par la loi Falloux en 1850
imposant les écoles de filles) – favorise l'alphabétisation d'un plus
grand nombre d'enfants. C'est dans ce contexte propice à l'innovation
que des éditeurs perspicaces vont jouer un rôle déterminant pour
l'évolution de la littérature de jeunesse.
Les textes pour enfants sont alors encore
essentiellement produits au gré de l'inspiration des écrivains. Jules
Hetzel, un éditeur spécialisé dans les beaux livres d'étrennes, va
contribuer à changer cet état de fait. En 1843, il crée le Nouveau Magasin des enfants,
« pour amuser les enfants en exerçant leur imagination au profit de
leur cœur » : la déclaration d'intention ouvre largement le champ des
possibles. Hetzel commande des textes spécifiques aux grands noms de la
littérature populaire et du feuilleton, de Charles Nodier (la Fée aux miettes, 1832) à Alphonse Daudet (le Petit Chose, 1868 ; les Lettres de mon moulin, 1869), en passant par Alexandre Dumas (le Capitaine Pamphile, 1839) ou George Sand (François le Champi, 1848). En 1862, avec Jean Macé, il fonde un bimensuel pour le jeune public : le Magasin d'éducation et de récréation.
Entouré de savants et de pédagogues, il y
développe une vision du monde où la science, les progrès techniques et
la diffusion de la connaissance concourent au bien-être de l'humanité.
Il y publie les premiers romans de Jules Verne,
qu'il rassemblera plus tard – dans des volumes particulièrement soignés
aux couvertures génératrices de mythe – sous le titre général Voyages extraordinaires. Éditeur également d'Hector Malot (Sans famille, 1878 ; En famille,
1894), Hetzel écrit lui-même pour la jeunesse sous le pseudonyme de
P.-J. Stahl, et reprend les aventures de Jean-Paul Choppart, personnage
créé en 1836 par Louis Desnoyers. Enfant terrible, sale, mal élevé et
fugueur, Jean-Paul Choppart est le premier des « affreux jojos » de la
littérature enfantine.
L'autre éditeur qui fait avancer la cause de la
littérature de jeunesse est Louis Hachette. Ce dernier régnera
longtemps sur le marché du livre scolaire dont il tire une grande part
de ses revenus dès 1831. En 1857, il crée la Bibliothèque rose
illustrée, collection qui promeut entre autres auteurs la comtesse de
Ségur, dont les romans (les Petites Filles modèles, 1858 ; les Malheurs de Sophie, 1859 ; les Deux Nigauds, 1862 ; Un bon petit diable, 1864) rencontreront un succès jamais démenti jusqu'au xxe s.
Occupant également le créneau de l'édition scolaire, Alfred Mame
(1811-1897) se spécialise quant à lui dans les livres de prix
récompensant les meilleurs élèves. Ses publications, d'inspiration
catholique, font alors l'objet d'une production quasi industrielle.
Si les préoccupations scientifiques progressent au xixe s., le merveilleux reste cependant toujours à l'honneur : les frères Grimm font paraître Contes d'enfants et du foyer (1812-1815 ; 1822) – dont certains sont des adaptations des contes de Perrault –, Andersen publie des Contes (1835-1872), tandis que Erckmann-Chatrian renoue avec une certaine naïveté avec les Contes et Romans populaires (1866), dont l'Ami Fritz (1864). À la même époque, trois classiques pour la jeunesse voient également le jour en Europe : Alice au pays des merveilles (1865) du Britannique Lewis Carroll, Heidi (1880) de la Suissesse Johanna Spyri (1827-1901) et les Aventures de Pinocchio (1883) de l'Italien Carlo Collodi.
La fin du xixe s. et le début du xxe s. sont essentiellement dominés par les romans d'aventures. Après Ivanhoé (Walter Scott, 1819), le Dernier des Mohicans (James Fenimore Cooper, 1826) ou les Trois Mousquetaires
(Alexandre Dumas, 1844) – qui sont des succès durables, et durablement
imités (ainsi, entre 1902 et 1926, la série des Pardaillan de Michel
Zévaco, dont Sartre affirme dans les Mots : « Était-ce lire ?
Non, c'était mourir d'extase ») –, les enfants continuent avec bonheur
de dévier de son intention première la littérature adulte. Ils
s'approprient les romans de Jules Verne, dont Vingt Mille Lieues sous les mers (1870), mais aussi le Livre de la jungle (1894) de Rudyard Kipling ou l'Appel de la forêt (1903) et Croc-Blanc (1905) de Jack London.
L'apparition des albums illustrés
Avec les siècles, la part accordée à l'image dans
l'édition pour enfants n'a cessé de croître. Modestes gravures en noir
et blanc au xviie s., les illustrations ont
pris, avec l'essor des images d'Épinal, la forme de vignettes coloriées
au pochoir dans les années 1750. Dès la fin du xixe s.,
bénéficiant des nouvelles techniques d'impression comme la photogravure
et la quadrichromie, elles commencent à prévaloir sur le texte. C'est
ainsi que de talentueux illustrateurs, dans le sillage d'artistes tels
que Grandville et Gustave Doré, deviennent aussi célèbres que les
auteurs eux-mêmes : Maurice Boutet de Monvel, Benjamin Rabier (le
créateur de Gédéon le canard), E.-J. Porphyre Pinchon (le créateur de
Bécassine), Jean de Brunhoff (1899-1937, le créateur de Babar),
contribuent au développement de l'album illustré pour enfants. En
Angleterre, on observe le même phénomène à l'instigation de Kate
Greenaway (1846-1901), de Arthur Rackham et surtout de Beatrix Potter,
qui acquiert la notoriété grâce à ses histoires animalières (le Conte de Pierre Lapin, 1902 ; le Conte de Sophie Canétang, 1908).
Dans le même temps, les magazines illustrés prennent
leur essor : bon marché, récréatifs, ils rencontrent un vif succès
auprès des jeunes grâce à des histoires privilégiant le plus souvent le
registre comique. La Famille Fenouillard de Christophe paraît en 1889 dans le Petit Français illustré, et la revue l'Épatant publie en 1908 la série des Pieds nickelés de Louis Forton. Cette presse pour enfants connaîtra la consécration après 1945, avec notamment le Journal de Mickey, Tintin, Spirou et Pilote : la littérature de jeunesse se confondra dès lors en grande partie avec l'histoire de la bande dessinée.
Jusque dans les années 1930, l'édition pour enfants
ne produit guère de nouvelles œuvres de renom, hormis quelques titres
isolés qui demeurent des classiques et une constante source
d'inspiration : Peter Pan (1904) de James Barrie, le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède (1907) de Selma Lagerlöf, le Vent dans les saules (1908) de Kenneth Grahame (1859-1932), Winnie l'ourson
(1926) de Alan Alexander Milne (1882-1956). Ces ouvrages tranchent sur
une production de masse dominée par les magazines illustrés et par les comics
américains, mais aussi par les collections à fort tirage (Bibliothèque
rose et Bibliothèque verte, chez Hachette), qui pendant longtemps
imposeront des séries dépourvues de réelle originalité.
C'est en 1931 que se produit un événement
éditorial qui fera date : dans le cadre de la maison Flammarion, Paul
Faucher (1898-1967) fonde les Albums du Père Castor. Passionné par les
questions pédagogiques, inspiré par des psychologues tchèques, il
invente un nouveau concept d'albums. Ayant un nombre de pages restreint,
ceux-ci sont destinés à être manipulés, voire coloriés et découpés pour
certains. Jouissant d'un grand prestige auprès des éducateurs, et
bientôt d'une renommée internationale, les albums du Père Castor – dont Michka (1941) de Marie Colmont (1895-1948), illustré par Fedor Rojankovski (1891-1970), ou le Joueur de flûte de Hamelin (1942), illustré par Samivel (1907-1992) – sont rapidement adoptés.
Ces années annoncent un bouleversement dans la notion
de livre pour la jeunesse : influencée par les nouveaux courants de
réflexion sur l'éducation et sur la psychologie enfantine, l'édition
prend désormais en compte les goûts et les besoins des jeunes lecteurs.
La création de maisons d'édition spécialisées (Éditions de
l'Amitié - G.T. Rageot, G.P. Rouge et Or, Bias, Fleurus, Magnard), la
multiplication des prix littéraires (dont le Prix jeunesse créé en
1935), la publication de guides de sélections de livres pour enfants,
permettent peu à peu à la littérature de jeunesse d'acquérir une
certaine légitimité. Celle-ci se trouve renforcée par la contribution au
genre de grands noms de la littérature, tels André Maurois (Patapoufs et Filifers, 1930), Georges Duhamel (les Jumeaux de Vallangoujard, 1931), Marcel Aymé (les Contes du Chat perché, 1934) et surtout Saint Exupéry, qui, avec le Petit Prince
(1943), donne à lire un conte philosophique qui deviendra un
chef-d'œuvre universel. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale,
servis par de remarquables illustrateurs – comme Jacqueline Duhême –,
Jacques Prévert (Contes pour enfants pas sages, 1947 ; l'Opéra de la lune, 1953), Paul Éluard (Grain d'aile, 1951) et Henri Bosco (l'Enfant et la Rivière, 1953) ajoutent au répertoire pour la jeunesse des titres qui figureront longtemps au programme de l'école primaire.
Mais ces ouvrages demeurent des exceptions dans la
production d'après-guerre, toujours dominée par des séries formatées,
souvent policières (le Club des cinq, Enid Blyton ; le Clan des sept,
id.), par des récits scouts et surtout par la bande dessinée qui
connaît véritablement son âge d'or. Certains éditeurs, comme Michel
Bourrelier ou Tatiana Rageot, poursuivent cependant leur engagement pour
une édition exigeante en matière de qualité littéraire. Ils développent
des collections romanesques (« Les Heures joyeuses », « La Bibliothèque
de l'Amitié ») tournées vers le monde et ouvertes à tous les milieux
sociaux. D'une veine concrète, humoristique et chaleureuse, la Maison des petits bonheurs (1940) et la Maison des quatre-vents (1946)
de Colette Vivier (1898-1979) inaugurent un type de roman réaliste où
la parole est donnée à l'enfant. Ces livres auront une forte influence
sur ce genre nouveau, qui connaîtra un de ses succès majeurs en 1960
avec le Petit Nicolas de René Goscinny, illustré par Sempé.
L'après-1968 : un renouveau graphique et thématique
Dès la fin des années 1950, en réaction contre les publications jugées conventionnelles et commerciales, naît un courant créatif expérimental, qui se poursuivra et s'intensifiera avec le mouvement de contestation politique, sociale et culturelle de mai 1968.
Influencé par l'art contemporain, la
photographie et la publicité, Robert Delpire – qui crée en 1951 les
éditions du même nom – bouscule les codes visuels alors en vigueur.
Réfutant l'idée même de livre pour enfants, prenant le contre-pied de
Paul Faucher qui demandait aux illustrateurs du Père Castor de sécuriser
l'enfant en le maintenant dans un univers aisément lisible, Delpire
invite ses dessinateurs à développer une dimension insuffisamment
exploitée à son goût, celle de l'esthétisme. S'affranchissant des
stéréotypes associés au monde enfantin, il invente par ailleurs des
livres-objets (les Larmes du crocodile, André François, 1956) et des albums à colorier, à découper et même à déchirer (Multimasques, Noëlle Lavaivre, 1967).
François Ruy-Vidal et les éditions Harlin Quist (fondées en 1966), à qui l'on devra la publication des Contes pour enfants de moins de trois ans
(1969-1972) d'Eugène Ionesco, font quant à eux tomber un certain nombre
de tabous en abordant dans leurs albums des sujets tels que la mort,
les problèmes à l'école ou la sensualité (Qu'est-ce qu'un enfant ?, Geraldine Richelson, illustré par John E. Johnson, 1968 ; Gertrude et la sirène,
Richard Hughes, illustré par Nicole Claveloux, 1972). Même diffusées de
manière confidentielle, certaines de ces publications sont à l'origine
de multiples polémiques, notamment avec Françoise Dolto
qui juge ces albums nocifs pour le développement de l'enfant. Également
pionnières, mais moins controversées, les éditions de l'École des
Loisirs (fondées en 1965) s'attachent à faire connaître l'œuvre
d'auteurs-illustrateurs majeurs comme Maurice Sendak (Max et les Maximonstres, 1967) ou Tomi Ungerer (les Trois Brigands, 1968 ; le Géant de Zéralda,
1971). L'École des Loisirs, grâce à diverses collections captant
judicieusement l'air du temps, s'imposera comme une des maisons les plus
novatrices.
Un marché florissant
Portées par la vague de renouveau et d'émancipation des années 1970, et malgré la crise économique, les principales maisons d'édition de la littérature pour adultes occupent désormais un créneau qu'elles avaient jusqu'ici délaissé : Gallimard Jeunesse est fondé par Pierre Marchand (1939-2002) en 1972, Grasset Jeunesse en 1973, Albin Michel Jeunesse en 1981, Seuil Jeunesse en 1982. Ce faisant, ces structures favorisent non seulement l'émergence de nouveaux talents, mais aussi le développement de la production éditoriale pour la jeunesse, de plus en plus considérable. Dès lors, devenu l'enjeu d'une logique de marché et considéré comme un consommateur, l'enfant – du tout-petit jusqu'au jeune adulte – est la cible de stratégies commerciales.
Par la suite, l'établissement de maisons d'édition
spécialisées particulièrement créatives (Milan, Didier Jeunesse,
Kaléidoscope, Circonflexe, Mango Jeunesse, Rouergue, Rue du Monde,
Thierry Magnier) consacre définitivement le genre de la littérature
enfantine. Parallèlement, l'essor des collections en format de poche
(Folio junior, chez Gallimard ; Livre de poche jeunesse, chez Hachette ;
Pocket junior, chez Presses Pocket ; Cascade, chez Rageot ; Dix &
plus, chez Casterman), dont l'un des effets notables est de rendre les
classiques financièrement abordables, accentue encore le poids éditorial
d'une littérature autrefois marginale. Malgré cette production
écrasante, d'audacieuses maisons d'édition aux moyens limités persistent
à tenter l'aventure ; certaines, comme Grandir ou L'Atelier du Poisson
Soluble, parviennent à se maintenir grâce à une passion intacte et à un
univers original et personnel. La conséquence immédiate d'un tel
foisonnement est l'augmentation constante du nombre d'écrivains pour la
jeunesse. Enfin reconnus en tant que tels, ceux-ci bénéficient désormais
d'une charte qui garantit leurs droits. Le succès de plusieurs
manifestations, comme le Salon du livre de jeunesse de Montreuil ou la
Foire internationale de Bologne, atteste d'ailleurs cet engouement
autour du travail que mènent en commun auteurs et éditeurs.
Depuis les années 1990, s'agissant de la littérature
pour adolescents, la tendance générale est à l'exploration de thèmes
sombres inspirés par une réalité souvent violente. Elle est représentée
par des collections telles que Médium (École des Loisirs), Macadam
(Milan), DoAdo (Rouergue) ou Les Uns les autres (Syros).
Si, dans son ensemble, la production s'est
considérablement éloignée du conte, on a pu toutefois assister au retour
du merveilleux avec le succès planétaire de la série de la Britannique
Joanne Kathleen Rowling, Harry Potter
(1997-2007), faite de romans initiatiques dans lesquels le héros,
orphelin malmené par sa famille d'accueil, développe ses dons de
magicien et grandit en même temps que le lecteur.